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vendredi 15 juin 2012

Coup de coeur d'Olivier Rochat

Passo dello Stelvio



La première fois, lors du premier virage, quand tu donnes un coup de rein pour continuer à avancer malgré le sévère dénivellement de la route, quelque chose se passe. Comme un choc électrique, comme la première fois que tu tombes amoureux. Quelque chose qui te fait te sentir bien sans savoir ce que c'est. Quelque chose que tu as envie de vivre une nouvelle fois, alors que tu es encore en train de le vivre. Mais surtout quelque chose d'intense, un truc qui te prend à la gorge et qui te fait vibrer. 

La deuxième fois, un peu plus haut, lors du deuxième virage, ce quelque chose sorti de nulle part te prend à la gorge une seconde fois. Les mêmes sensations, le même choc électrique se produit, et le plus incroyable c'est que c'est tellement intense que tu as l'impression de le vivre pour la première fois. La troisième fois, toujours plus haut, lors du troisième virage, ce quelque chose sorti de nulle part te prend à la gorge une troisième fois. Les mêmes sensations, le même choc électrique se produit, mais cette fois c'est réellement nouveau car plus intense, plus fort encore.

La quinzième fois, beaucoup plus haut, lors du quinzième virage, la sueur de l'effort a déjà noyé ton dos et ta tête, et tu sens quelques gouttes de transpiration perler sur ton nombril... signe que tu commences à puiser dans tes réserves. Et là, le même quelque chose sorti de nulle part se produit, la même sensation indéfinissable. Le décor en plus. Car celui-ci a changé. La forêt est derrière toi maintenant et tu t'approches des alpages. En te retournant tu as une vue magnifique qui surplombe la vallée en dessous de toi, où tu aperçois le village que tu as traversé il y a 30 minutes à
peine. L'église qui t'impressionnait tant par la taille de son clocher te paraît ridiculement petite. Pour la première fois tu prends conscience de l'effort que tu as fourni. Tu te sens fort. La vingt-cinquième fois, alors que l'alpage est derrière toi et que tu passes à côté des derniers arbres encore en activité à cette altitude, le même quelque chose sorti de nulle part se produit. Mais là les parties de ton corps encore sèchent se font très rares.


Un instant de prétention t'amènes à lever la tête sur cette route qui monte encore. Très haut tu aperçois une maison qui, suite à la distance qui t'en sépare, te paraît ridiculement petite. Un frisson te gagne car c'est là que tu dois aller. La quarantième fois, lors du quarantième virage, tu es tellement haut que tu n’aperçois ni le village que tu as traversé, ni la forêt qui le surplombait. Tes jambes sont fatiguées maintenant et ton sac de 15 kg que tu tires te paraît peser une tonne. Ta tête commence à taper suite à l'effort inhabituel que tu as fourni. Heureusement, le soleil généreux de cette 
après-midi de juillet te gène moins. Freiné par l'altitude, les 35°C du début n'en sont plus que 20. Tu tournes la tête. Plus d'arbres. À cette altitude, il n'en pousse plus. Juste de l'herbe. Et plus haut, quelques névés de neige. Le même quelque chose sorti de nulle part est là, fidèle au poste, mais cette fois il est accompagné de fierté, gêné cependant par la fatigue qui te gagne.



Ici la roche remplace l'herbe et la neige se fait de plus en plus proche. 1’600m te sépare de ton premier virage, 2’500m de la mer. Ici l'oxygène commence à manquer. Un petit peu certes, mais c'est suffisant pour te faire tourner la tête avec l'effort que tu as fourni. Cela fait plus de 20km que tu es parti. Sur le prochain virage quelques mètres devant toi il est écrit: n° 41. Après celui-ci, il t'en restera 7.
Une vingtaine de minutes plus tard tu franchis le virage que tu sais être le dernier. Il y est écrit "n°48". Ensuite la route se raidit encore un peu mais tu sais qu'il n'y aura pas de
prochain virage. Le prochain virage, c'est le col. Un quelque chose sorti de nulle part t’envahit à nouveau. Mais cette fois il devient vraiment fort. Tes sacs de 16kg de bagages n'en sont plus que 13,5 après avoir bu toute ton eau et mangé un peu de nourriture... Ton maillot vert est parsemé de point blanc. Résultat de tous les sels minéraux que tu as perdu lors de ces 3 dernières heures. Là tu te dis "plus jamais"…
Quelques secondes plus tard, la route s'aplati brusquement. Une odeur de grillade te vole sous le nez. Tu aperçois de nombreux stand de T-Shirts, de maillots de vélo, de cartes 
postales, de glaces, de saucisses, etc., le long de la route. Tu te crois à la plage mais le seul point commun avec la plage est l’inexistence d'arbres. Mais s'ils dérangent à la plage, ici le manque d'oxygène ne leur laisse pas le choix. Le sable a aussi été remplacé par la neige et l'herbe qui essaie de survivre a bien du mal à faire régner sa loi à cette altitude. Tu aperçois des skieurs d'été et un peu plus loin un défilé de Ferrari... Mais franchement, tu t'en fous ! 


Te voici bel et bien au sommet, à 2’758m au-dessus de la mer, à 1’850m de ton point de départ, après 2h58 d'un effort palpitant où tu as gravité avec les lois physiques de ton propre corps. Et là, ce sentiment sorti de nulle part te rattrape avec une force fracassante. Tu le sens bouillir au fond de ton corps, dans tes membres, dans ta tête. Il veut s'extirper par ta poitrine et tu ne sais ni le retenir ni le  laisser s'échapper. Tu ne le contrôles pas. Tu ne contrôles rien.




Tu l'as fait ! Tu as gravi le Stelvio, la Mecque du cycliste, le Paris de la pâtisserie, le Berlin de l'architecture...C'est ton 100ème col mais ce n'est pas ça qui t'impressionne. Ce qui t'impressionne c'est que c'est la 100ème fois que tu as ce sentiment indescriptible au haut d'un col. Pour la 100ème fois de ta vie tu as l'impression que ta poitrine va exploser pour laisser sortir ce que ton cœur a à dire. Alors tu réalises que tu as gravi ce col, parmi les plus durs d'Europe, avec plus de 15kg de bagages, un vélo pesant 10kg, un entraînement fortement diminué en raison de ton appendicite… Tout cela en moins de 3h et en dépassant huit cyclistes mieux équipés que toi. Quelque chose cloche ?

Un jour on m'a dit: "l'amour soulève des montagnes".¨ Alors j'ai compris. Je suis amoureux! Mais de qui? Eh bien de la montagne, tout simplement.


Texte écrit en février 2011, un soir de nuit blanche, d'après l'ascension du 17 juillet 2010.

Ascension du 7 novembre 2011, deux jours après sa fermeture

Éternel Stelvio, Stelvio éternel, dans mes jambes pour l'éternité.



Olivier Rochat
Bike for Africa

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